L’Encyclopédie : une ambitieuse entreprise éditoriale
Texte de Mariette Cuenin-Lieber
Le mot encyclopédie vient du grec. Il désigne d’abord un enseignement qui comprend toutes les sciences, puis l’ensemble complet des connaissances et enfin un ouvrage qui regroupe toutes ces connaissances.
Rassembler tout le savoir est un vieux rêve déjà à l’œuvre dans les compilations médiévales. En 1690, Furetière publie son Dictionnaire universel contenant generalement tous les mots françois tant vieux que modernes,& les Termes de toutes les sciences et des arts. En 1694, paraît le Dictionnaire de l’Académie française (dictionnaire de langue), complété la même année par le Dictionnaire des arts et des sciences (œuvre de Thomas Corneille, signée M.D.C).
En 1704, est publié le Dictionnaire dit de Trévoux. Il est l’œuvre de Jésuites. C’est un très grand succès : plusieurs éditions se suivent jusqu’en 1771.
Le projet d’une encyclopédie
En 1728, paraît en Angleterre Cyclopaedia or an Universal Dictionnary of arts and sciences de Chambers, qui s’est inspiré de Furetière. Le succès est immense. André-François Le Breton, libraire parisien - un libraire imprime, et vend des livres - fait le projet de publier une traduction de l’ouvrage de Chambers. Il voit l’aspect lucratif de l’entreprise, mais, franc-maçon, il veut aussi diffuser le savoir. En octobre 1745, il s’associe à trois confrères, Briasson, David et Durand. La direction scientifique du travail est confiée à l’abbé Jean-Paul Gua de Malves, mathématicien, auquel sont adjoints deux collaborateurs : d’Alembert et Diderot. A la suite d’un conflit entre les libraires et l’abbé, la direction est donnée à d’Alembert et Diderot en octobre 1747.
L’esprit de l’Encyclopédie
Le projet change bientôt d’orientation : il ne s’agit plus de traduire, mais de refondre Chambers et de faire une œuvre nouvelle. Ce projet est présenté en 1750 dans le Prospectus. Rédigé par Diderot et destiné à faire la publicité de l’ouvrage à venir pour attirer des souscripteurs, le Prospectus annonce le titre de l’ouvrage : Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. Les auteurs se proposent de fournir au lecteur tout le savoir, mais ordonné en un ensemble cohérent (« dictionnaire raisonné » ; c’est la dernière tentative dans l’histoire du livre pour donner cette cohérence). Ils veulent aussi rassembler toutes les connaissances pour les transmettre à la postérité et favoriser ainsi le progrès. Ils souhaitent enfin diffuser la vérité (détruire les fables, les erreurs) en tenant compte de toutes les découvertes dans tous les domaines.
Le savoir : les sciences, les arts et les métiers
Etymologiquement, le mot science désigne la connaissance, le savoir théorique. Au XVIIe siècle, on commence à employer des adjectifs pour préciser l’objet du savoir : sciences spéculatives, sciences humaines…Cette qualification se poursuit au XVIIIe et au XIXe : sciences morales, sciences divines, sciences économiques. L’arbre des connaissances du Prospectus distingue encore la « science de Dieu » (théologie), la « science de l’homme » et la « science de la nature ». Mais au XVIIIe siècle, le mot science désigne de plus en plus fréquemment la connaissance exacte, universelle, vérifiable et exprimée par des lois.
Les arts et métiers, ce sont les arts libéraux et les arts mécaniques. Les arts libéraux - la poésie, la musique, par exemple - sont considérés traditionnellement comme des arts nobles. Les arts mécaniques, qui fournissent ce qui est nécessaire à la vie, sont regardés avec un certain mépris car « l’on y travaille plus de la main & du corps, que de l’esprit » (Dictionnaire de Furetière, 1690). Dans l’Encyclopédie, arts libéraux et arts mécaniques seront traités avec le même soin, la même attention, dans une égalité de dignité. Le Prospectus annonce des planches qui présenteront les arts et les métiers, illustreront les techniques.
Un dictionnaire raisonné
La référence pour Diderot, c’est le travail de Francis Bacon (1561-1626). Retiré de la vie publique, l’ancien chancelier d’Angleterre de Jacques Ier a médité sur les sciences. Son Novum Organum scientiarum a été publié à Londres en 1740. Le Prospectus présente un « Systême figuré des connoissances humaines », sorte d’arbre des connaissances inspiré de Bacon. L’ouvrage projeté sera une suite d’articles classés par ordre alphabétique. L’arbre des connaissances ainsi que des renvois d’un article à l’autre assureront, selon Diderot, la cohérence recherchée. Pour la rédaction, Diderot veut faire appel dans chaque domaine aux spécialistes (savants, artistes, artisans) : « Nous avons distribué à chacun la partie qui lui convenait… » (Prospectus)
Les articles
L’Encyclopédie se compose de 17 volumes in-folio d’articles (près de 72000 articles). Environ 140 rédacteurs ont collaboré à l’Encyclopédie. Diderot, d’Alembert, d’Holbach ont rédigé un nombre important d’articles. Diderot a traité des sujets très variés. D’Alembert s’est surtout consacré aux mathématiques, à la physique et à l’astronomie (il abandonne l’entreprise en 1758, suite à la polémique provoquée par son article « Genève »). Le baron d’Holbach a composé des articles sur la chimie et la minéralogie. Mais le plus gros contributeur est le chevalier Louis de Jaucourt. Associé à Diderot et d’Alembert par un des libraires dès l’élaboration du tome II, il a écrit environ 17000 articles. Ont aussi contribué à l’Encyclopédie Rousseau, Voltaire, et des savants, des membres de l’administration royale, de nombreux académiciens de province, des membres du clergé.
Beaucoup d’articles sont anonymes : par exemple « Philosophe », « Raison » (les auteurs de certains articles ont été identifiés ensuite). D’autres sont signés par un nom (M. le chevalier de Jaucourt), des initiales (D.J. = Jaucourt) ou des symboles (O = d’Alembert, S = Rousseau). Voltaire signe ses articles par son nom M. de Voltaire).
Certains articles sont très brefs, d’autres très longs. L’article « Economie » rédigé par Rousseau (signé M. Rousseau, citoyen de Genève) compte 13 pages, l’article « Certitude » de l’abbé de Prades, 17, l’article « Verrerie », dont l’auteur est inconnu, 55.
Les planches
Les planches ont été publiées en 11 volumes in-folio, sous le titre Recueil de planches sur les sciences, les arts libéraux et les arts mécaniques avec leur explication.
La source première d’inspiration a été les planches de l’ouvrage de Chambers. C’est probablement d’Alembert qui a fait appel à Louis-Jacques Goussier (1722-1799), dessinateur mais aussi mathématicien, pour revoir les planches de Chambers et en dessiner de nouvelles. Le Prospectus annonçait 600 planches. Ce sont plus de 2500 qui ont été publiées. Goussier en a signé près de 900. Mais, à l’en croire, il a fait à peu près les deux tiers des dessins d’après lesquels elles ont été gravées.
Images : les planches
L’Encyclopédie et les idées des Lumières
C’est un ouvrage des Lumières :
- il met au centre de tout l’homme qui regarde le monde, l’explique, lui donne un sens, ordonne le savoir. L’explication du monde est humaine : elle se passe de Dieu.
- il traite de revendications et de préoccupations des Lumières :
> la liberté de penser et d’écrire : articles «Tolérance », « Presse » (l’article concerne toute publication, y compris celle de livres)
> la forme de gouvernement : une préférence s’exprime pour la monarchie éclairée. Le bon roi légitime n’est pas de droit divin mais un pacte tacite le lie à son peuple (article « Autorité politique »). La démocratie inspire de la défiance : elle engendre la tyrannie ou le désordre et ne convient que pour les petits Etats (article « Démocratie »).
> la nécessité de réformes pour mettre fin à des abus : par exemple l’article « Vingtième », rédigé par Damilaville, premier commis au Vingtième (impôt créé en 1749), présente une réflexion sur l’impôt
- il est nourri par l’idée de progrès, progrès dans les connaissances, dans le domaine économique, qui va améliorer la condition humaine.
L’Encyclopédie exprime la pensée d’une élite sociale et intellectuelle, réformatrice mais pas révolutionnaire.
La publication de l’ Encyclopédie
Elle s’étend de 1751 à 1772. Le premier volume d’articles paraît à la fin du mois de juin 1751 ; six autres suivent jusqu’en 1757, à raison d’un par an ; en 1765 sont livrés les dix derniers volumes d’articles. En 1762 est publié le premier volume de planches, en 1772, le dernier. La durée de la publication s’explique : l’Encyclopédie est une œuvre d’envergure et l’entreprise a failli être arrêtée par deux fois, en 1752 et 1759.
1752
Ayant obtenu une Approbation et un Privilège royal, Le Breton et ses associés peuvent publier tout à fait officiellement leur encyclopédie.
L’Encyclopédie a cependant des adversaires : le pape (Benoît XIV, pape de 1740 à 1758, a l’esprit ouvert aux idées nouvelles, mais ce n’est pas le cas de son successeur, Clément XIII), les Jésuites (l’Encyclopédie concurrence leur dictionnaire), les jansénistes. En France, cette opposition se manifeste à la Sorbonne (Faculté de théologie de l’Université de Paris, gardienne de l’orthodoxie) ainsi qu’au Parlement de Paris (plutôt janséniste). L’attitude du pouvoir royal et du gouvernement est plus nuancée.
En 1752, les adversaires tentent une attaque. Le prétexte en est l’article « Certitude » paru dans le tome II. L’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, ultramontain et ami des jésuites, condamne l’Encyclopédie. Le Parlement, ennemi des Jésuites et adversaire du pouvoir royal, poursuit l’abbé de Prades, auteur de l’article « Certitude », qui s’enfuit en Hollande puis en Prusse, où Frédéric II l’accueille. Le Conseil du Roi condamne l’Encyclopédie par arrêt du 7 février 1752 : « Sa Majesté a reconnu que dans ces deux volumes on a affecté d’insérer plusieurs maximes tendant à détruire l’autorité royale, à élever les fondements de l’erreur, de la corruption des mœurs, de l’irréligion et de l’incrédulité. » (Arrêt du Conseil, extrait). Diderot s’adresse à Mme de Pompadour, qui hait les Jésuites. Grâce à son influence, à celle de Malesherbes, chargé de la Librairie et donc de tout de qui concerne la publication et la vente des livres, l’autorisation de publier n’est pas révoquée et l’entreprise peut se poursuivre.
1759
L’hostilité des adversaires de l’Encyclopédie grandit, nourrie par différents événements :
- en 1756, la France entre en guerre (guerre de Sept Ans). Par le renversement des alliances, elle se bat contre l’Angleterre et la Prusse, pays admirés par les philosophes, qui apparaissent alors comme des alliés de l’ennemi.
- en janvier 1757, Damiens blesse Louis XV, ce qui pousse le pouvoir à pourchasser les idées jugées subversives.
- en octobre 1757, paraît dans le tome VII l’article « Genève » de d’Alembert. Cet article suscite une polémique, qui porte sur des questions religieuses et aussi sur l’interdiction du théâtre à Genève, ville qui avait adopté la Réforme.
- en juillet 1758, paraît à Paris l’ouvrage De l’esprit (anonyme, mais l’anonymat est vite percé). L’auteur est Claude Adrien Helvétius (1715-1771). C’est un fermier général, maître d’hôtel de la reine. Il est proche des encyclopédistes. Dans son livre, il développe les idées de Locke sur l’acquisition des connaissances et il présente une morale dont la base est l’intérêt personnel. Le 10 août, le livre est condamné : Helvétius ne publiera pas son essai De l’homme (paru après sa mort).
Conséquences de tous ces événements : le 21 janvier 1759, le Parlement condamne l’Encyclopédie ; le 4 mars, l’Eglise met l’ouvrage à l’Index, le 8 mars, le Conseil du Roi révoque le privilège, le 3 septembre, le pape Clément XIII ordonne aux lecteurs de détruire les exemplaires qu’ils détiennent sous peine d’excommunication (ordre sans effets…)
Malesherbes doit saisir les manuscrits de Diderot, mais il les met à l’abri chez lui. En septembre 1759, un nouveau privilège est accordé pour les planches : elles pourront paraître légalement. Le gouvernement ferme les yeux pour les articles, qui paraissent en une fois en 1765 (dix volumes, imprimés secrètement en France, avec une fausse adresse : Samuel Fauche à Neuchâtel). Est ainsi évitée l’impression à l’étranger, à laquelle Voltaire et d’Alembert étaient favorables.
Le succès
L’Encyclopédie est une entreprise très rentable pour les libraires. Quand il se marie en 1751, Le Breton possède une fortune de 50 000 livres. A sa mort, en 1779, elle est d’un million et demi (un ouvrier parisien gagne environ 280 livres par an). Le succès auprès des lecteurs est renforcé par les condamnations qui rendent l’ouvrage attirant. Le Prospectus devait gagner des souscripteurs : en 1752, ils sont 2000, en 1757, 4000. L’édition de Le Breton paraît à plus de 4000 exemplaires (4500, selon ce qu’écrit Diderot dans un mémoire à Catherine II ; il précise aussi que chaque exemplaire a été vendu au prix de 900 livres). Le succès suscite des contrefaçons (éditions pirates) en France et à l’étranger. Toutes éditions confondues, ce sont environ 25000 exemplaires qui ont été tirés.
A Diderot, son travail a rapporté environ 80000 livres.
Maurice Quentin de Latour (1704-1788)
Portrait en pied de la marquise de Pompadour, milieu XVIIIe siècle, pastel
Musée du Louvre, Paris
Maurice Quentin de Latour (1704-1788)
Portrait en pied de la marquise de Pompadour, milieu XVIIIe siècle, pastel
Musée du Louvre, Paris
Les lecteurs : une élite française et étrangère
Cette élite se compose de la noblesse éclairée, d’une bourgeoisie fortunée, adepte de réformes et qui entend avoir dans la société la place qu’elle juge mériter par son utilité, d’artisans aisés (taux d’alphabétisation en France au milieu du siècle : hommes, 47 %, femmes, 27%).
Une réunion de travail des encyclopédistes :
« Rappelez-vous que nous avions un dîner arrangé chez Le Breton, le baron, le chevalier de Jaucourt, d’Alembert, les libraires associés et moi. D’Alembert en avait fixé le jour ; mais par je ne sais quel malentendu, peu s’en fallut qu’il ne s’y trouvât pas. Nous nous mîmes à table à quatre heures du soir. On fut gai. On but, on rit, on mangea ; et sur le soir la grande affaire s’entama. J’expliquai le projet de compléter les manuscrits ».
Lettre de Diderot à Grimm (1er mai 1759)
Portraits
Maurice Quentin de Latour (1704-1788)
Portrait de d’Alembert, 1753, pastel sur papier
Musée Antoine Lécuyer, Saint-Quentin
Louis Michel Van Loo (1707-1771)
Portrait de Diderot, 1767, huile sur toile
Musée du Louvre, Paris
Louis Carrogis, dit Carmontelle (1717-1806)
Portrait du baron d’Holbach, 1766, dessin sur papier
Musée Condé, Chantilly
Anonyme
Portrait du chevalier de Jaucourt, n. d., gravure sur papier
Collection privée
L'encyclopédie à la bibliothèque municipale
La Bibliothèque municipale conserve 31 tomes de l’édition originale in-folio – dite de Paris – de l’Encyclopédie, soit 16 tomes de textes (il manque le 17e et dernier tome), 10 tomes de planches (il manque le 10e sur les 11 tomes). A ces 26 tomes, il faut ajouter 5 volumes du Supplément de Panckoucke (quatre volumes de textes et un volume de planches). Ces ouvrages ont été acquis en 1776 par les Capucins de Belfort, comme en témoigne l’ex-libris sur leur page de titre. Confiscation révolutionnaire, ils sont aujourd’hui propriété de l’Etat français, en dépôt à la Bibliothèque municipale. En 1776, les Capucins possédaient 33 et non 31 volumes. Les 2 tomes manquants ont disparu au cours du XIXe siècle, les conditions de conservation n’assurant nullement alors la sécurité des ouvrages.
La Bibliothèque conserve également dans son fonds ancien une deuxième édition de l’Encyclopédie, édition « pirate » in-quarto. Publiée en 1777, soit 5 ans après les deux derniers volumes de planches de l’édition originale, elle fut d’abord tirée à 4000 exemplaires, suivie de deux autres tirages de 2000 exemplaires. Son format plus modeste lui permettait de réduire les coûts de fabrication, au détriment cependant du nombre de planches reproduites : 3 tomes sur les 39 au total. Cette édition est connue sigle STN (Société typographique de Neuchâtel). Comme le Supplément elle est à mettre au crédit de l’imprimeur-libraire Charles-Joseph Panckoucke.
L’Encyclopédie en quelques chiffres
Une aventure éditoriale de 25 ans
17 volumes de discours (7 premiers volumes à Paris, 10 derniers à Neuchâtel)
11 volumes illustrés
28 volumes illustrés dans version définitive (1751-1772)
35 volumes (PANCKOUCKE), c’est-à-dire 5 volumes supplémentaires entre 1776 et 1780 (4 volumes de discours + 1 volume de planches) et 2 volumes de tables
72.000 articles
25.000 pages de discours
3500 planches
4000 souscripteurs
Prix : 280 livres, réglable par fractions, soit le salaire annuel d’un ouvrier parisien
Tirage total : 4225 exemplaires dont 2.000 diffusés en France et 2500 à l’étranger